
C’est mon premier Rhumfest !
Petit retour en mots et en images (en images surtout) sur ce que fut mon Rhumfest Paris 2018.
– Martinique –
Fort-de-France
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
Discours sur le Colonialisme, Aimé Césaire
Si l’homme politique et ses idées sont connus de tous les Martiniquais, l’écrivain est difficile à appréhender. Sans la détermination de ma professeure de français Madame Darsières, qui s’était donnée pour mission d’initier nos têtes pubères au Cahier d’un Retour au Pays Natal, je serais passée à côté d’Aimé Césaire, le poète-écrivain de génie, éveilleur de consciences.
On y va pour découvrir les grandes passions et les petites habitudes de l’homme politique écrivain et toucher du regard ce qui faisait le quotidien d’un grand homme. On y va pour enrichir l’image qu’on s’était déjà formée du poète dramaturge.
Pour se retrouver dans les bribes du parcours de celui qui réveilla les consciences noires et redécouvrir combien sa pensée était à l’époque révolutionnaire et combien ses idées nous frappent encore par leur modernité et leur actualité.
On y va parce qu’on est curieux, tout simplement.
C’est la Fondation Aimé Césaire qui veille sur le devenir de la maison. Il est prévu de créer un centre de documentation, une librairie et de recréer le jardin si important aux yeux de l’écrivain.
Aimé Césaire a 46 ans lorsqu’en 1959 il achète cette maison du 131 Route de Redoute avec Suzanne son épouse depuis 12 ans.
A l’époque, il a bien entamé sa carrière politique. Député-Maire de Fort-de-France depuis 1945, il vient de créer le Parti Progressiste Martiniquais (PPM). Pendant des années, il partagera continuellement son temps entre la métropole et la Martinique. Si bien qu’en 1993, lassé de ses allers et venues, il refusera catégoriquement de quitter l’île.
La maison date des années 30. C’est la maison créole typique de plain-pied entourée d’une galerie (véranda), et au toit recouvert de tuiles en terre cuite. La maison se compose de trois chambres, d’un double séjour qui fait salon et salle à manger, d’un bureau, et de deux pièces d’eau. La cuisine est à l’extérieur. A l’arrière, il y a un jardin avec des arbres fruitiers. A l’origine, il y poussait des caféiers.
A l’issue de la visite commentée qui dure 30 minutes environ, on est libre d’aller faire quelques pas dans le jardin et d’y prendre des photos.
Le guide nous accueille sur la véranda. La visite s’annonce d’autant plus intéressante qu’il a travaillé de longues années auprès d’Aimé Césaire ; son attachement est palpable. Nous commençons par le bureau d’Aimé Césaire.
On pourrait s’attendre à un grand bureau à la table de travail imposante et aux étagères croulant sous des livres d’érudits. Rien de tout ça ! Le bureau est en fait une table en bois toute simple avec des tiroirs et un vieux fauteuil en cuir noir. Le bureau est séparé de la chambre par un grand panneau de bois lui aussi, qui accueille pêle-mêle photos, coupures de journaux, notes manuscrites, une prescription médicale de son vieil ami le docteur Pierre Aliker, un chèque de droits d’auteur jamais encaissé et des détails attendrissants comme la carte SNCF Famille Nombreuse avec la photo de Suzanne (le couple a eu 6 enfants).
Sur la table, quelques feuillets épars, cahiers, brochures, crayons, et de petits objets dérisoires, comme cette petite boîte réalisée en bâtonnets de frozen (ces glaces dont on raffole en Martinique) comme on en fait faire aux écoliers d’ici. Sur une chaise, de vieux cartables en cuir ratatinés. Ce sont les bribes d’une existence éparpillées sur un mur et une table, telles qu’Aimé Césaire les avaient laissées, comme s’il allait bientôt reprendre place à sa table pour griffonner quelques notes.
La chambre est presque monacale : un grand lit, une armoire, deux tables de nuit, une chaise, un réveil et un vieux poste de radio… Rien de superflu. Aux murs on peut voir la copie d’une lithographie du missionnaire Jean-Baptiste du Tertre — probablement la représentation d’une sucrerie ou d’une indigoterie — et surtout, un vieux plan de la ville de Fort-de-France à laquelle il a consacré plus d’un demi-siècle. C’était un peu sa carte d’état-major où il planifiait les quartiers à visiter pour aller à la rencontre de ses administrés. Césaire a beaucoup fait pour les plus démunis de la ville, d’où sa popularité indéboulonnable.
Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.
Cahier d’un Retour au Pays Natal, Aimé Césaire
Il passait le plus clair de ses nuits à lire et à écrire. Si bien “qu’au bout du petit matin”, la chambre et le lit étaient une débâcle de livres, de cahiers et de feuilles annotées.
Césaire dormait peu : trois à quatre par nuit. Les somnifères n’y pouvaient rien. Les livres ont été les compagnons de nuit de ce lecteur intarissable.
À l’heure où j’écris cet article, ce sont quelque 4 000 ouvrages que des bénévoles sont encore en train de répertorier pour la Fondation. Il lisait de tout : poésie, romans, biographies, histoire, sciences politiques, sciences de la vie et de la terre, philosophie, … On trouve des étagères de livres un peu partout et une des pièces de la maison est entièrement dédiée aux livres.
L’après-midi après déjeuner, il lisait la presse sur la véranda face au jardin, en buvant deux cafés très glacés : Le Monde, Justice, l’Humanité parfois, France Antilles tous les jours, mais aussi Le Figaro.
Enfant et adolescent, je n’ai fait que lire. Je me réfugiais dans l’univers du livre. Je dévorais tout ce qui me tombais sous la main. J’avais une fringale de lecture…
Aimé Césaire
A l’image de sa maison, sa garde-robe était sobre. Sur la chaise, on a posé un de ces costumes verts — disons plutôt vert-de-gris — qu’il affectionnait tant et qui lui vaudront un surnom de la part de ses élèves du lycée Schoelcher à Fort-de-France : le lézard vert !
C’est d’ailleurs en costume vert qu’il se marie, tandis que la mariée, la belle Suzanne Roussi, porte un tailleur rouge. Au diable, les conventions bourgeoises ! A l’époque, Aimé et Suzanne étaient des communistes convaincus.
Aimé Césaire était un passionné de botanique. Il y puisait sa force et son inspiration. Curieux et amoureux des plantes de son île, fasciné et inspiré par les arbres monumentaux comme le figuier maudit ou le fromager. Aimé Césaire aimait à se ressourcer auprès de ce fromager (ceiba pentandra) devenu mythique à Saint-Pierre, pour avoir “ressuscité” 50 ans après sa destruction par la Montagne Pelée.
Les promenades qu’il faisait avec son chauffeur, son jardinier ou sa gouvernante, étaient l’occasion de récolter branches et feuilles qu’il s’efforçait scrupuleusement pendant des heures à identifier dans l’une de ses encyclopédies botaniques. Il en apprenait les noms usuels, les noms latins qui venaient enrichir ses écrits poétiques. On trouve encore au détour des pages des livres de sa bibliothèque feuilles, brindilles, fleurs, cosses ramassées.
Il était adepte des plantes médicinales locales (nos “rimèd razyé”) et de l’automédication, ce qui avait le don d’exaspérer son ami médecin, le Docteur Pierre Aliker qui fut son Premier Adjoint à la mairie de Fort-de-France.
Je suis arbre… je veux être un arbre… En nous l’homme de tous les temps. En nous tous les hommes. En nous, l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers …Comme l’arbre, comme l’animal, il s’est abandonné à la vie première…
Poésie et Connaissance, Aimé Césaire
Ici aussi, le mobilier est simple et sans prétention. Côté salon, des sièges en rotin avec le fauteuil attitré du maître de maison. Côté salle à manger une grande table entourée de 6 chaises. Une vitrine protège quelques écrits symboliques, notamment la réponse laconique de Maurice Thorez au brûlot de 12 pages que lui avait envoyé Aimé Césaire pour lui signifier sa démission du Parti Communiste Français en 1956.
Le poste de télévision, de ceux que l’on trouvait dans les intérieurs des années 90, est déroutant de normalité. Césaire aimait à regarder Questions pour un Champion en compagnie de sa sœur cadette, Mireille. Depuis qu’elle avait des soucis de santé, il avait décidé qu’elle habiterait avec lui pour mieux veiller sur elle.
En matière de régime alimentaire, Aimé Césaire faisait preuve d’une grande constance.
Le matin, levé à 6h, il se fait trois tasses de café bien fort. Au petit-déjeuner, sandwich au bifteck suivi d’un bol de… Cérélac, cette bouillie biscuitée pour bébé, qu’il prépare lui-même.
Le midi, invariablement, il déjeunait en famille sur la grande table de la salle à manger d’un steak bien saignant et pimenté, accompagné d’un bol de riz. Le dîner était pareil. Aimé Césaire était un grand viandard !en
Suzanne, l’épouse du poète, c’est la jeune femme dont on aperçoit la photo sur une vieille carte SNCF Famille Nombreuse épinglée au-dessus du bureau. Ils s’étaient rencontrés étudiants à Paris. Comme pour lui, engagement politique et pensée poétique se rejoignent. Entre 1941 et 1945, elle est responsable de la revue Tropiques qui est publiée malgré la censure vichiste.
Comme lui, elle fut professeur de lettres au lycée Schoelcher à Fort-de-France. Et bien qu’elle avait un talent certain pour l’écriture, son œuvre est méconnue. Peut-être cette mère de 6 enfants a-t-elle souffert d’être restée dans l’ombre trop grande de son époux. Elle écrira 7 essais et aussi une pièce de théâtre en 1955, puis, mystérieusement, plus rien.
Je vois dans cette photo attendrissante toujours présente sous le regard du poète, un triste symbole. Une Suzanne accaparée par son rôle de mère, étranglée, étouffée par la vie encombrée de son mari.
Suzanne meurt en 1966 d’une tumeur au cerveau. Elle a 50 ans. Pour Césaire, elle aura été la femme de sa vie, au point qu’on ne lui connaissait pas d’autres relations. Du moins s’est-il montré très discret sur les relations féminines qu’il a pu avoir. Certains disent qu’en dépit de leur divorce en 1963, il n’a jamais cessé d’aimer Suzanne.
Rescapée rescapée
C’est toi la retombée
D’un festin de volcans
D’un tourbillon de lucioles
D’une fusée de fleurs d’une fureur de rêves […]
Je la vois qui bat des paupières
Histoire de m’avertir qu’elle comprend mes signaux […]
Les siens je crois bien être le seul à les capter encore
Rocher de la Femme Endormie, Aimé Césaire
Un grand poster de Léopold Sédar Senghor orne le seul petit couloir de la maison. Senghor c’est l’ami, le guide, le frère des débuts. Sa mort en décembre 2001 est une déflagration dans la vie d’Aimé Césaire. Le choc est tel qu’il en perdra presque la vue. Dès lors, il ne sera plus en mesure de lire et d’écrire comme avant.
Léopold,
Tu restes pour moi le frère fondamental, celui qui a apporté au jeune déraciné que j’étais quand tu m’as ouvert les bras au lycée Louis-le-Grand, en ce jour de septembre 1931, la clé de moi-même : l’Afrique, les Afriques, Notre Afrique avec sa philosophie et son humanisme profond.
Lettre posthume d’Aimé Césaire à Léopold Sédar Senghor
Quelques années plus tôt, en 1970, il y avait eu la perte de son frère Georges Césaire, professeur de pharmacologie à Dakar, victime d’un attentat à la bombe dans l’avion qui le transportait à Tel Aviv pour un congrès scientifique. Tout comme la mort, la nouvelle est brutale : c’est l’appel d’un journaliste en pleine nuit qui lui téléphone pour recueillir ses impressions. “Mais comment, mon frère est mort ?” Césaire n’en savait rien….
En 2006, c’est Camille Darsières, l’ami dévoué et partenaire en politique, son bouclier trépidant face aux attaques politiques, qui s’éteindra un matin de décembre . Césaire est effondré : “C’est une partie de moi-même qui s’en va, et une partie de la Martinique, notre Martinique.”
Pierre Aliker, fidèle lieutenant dès ses débuts à la mairie de Fort-de-France lui survivra. Il mourra centenaire en 2013, las d’avoir survécu à ceux qu’il aimait.
Né à Basse-Pointe en 1913, Aimé Césaire est décédé le 17 avril 2008, à l’âge de 94 ans.
Sa maison fait aujourd’hui partie des monuments historiques de France.
131 Route de Redoute – 9700 Fort-de-France
Facebook : Fondation Aimé Césaire
Les lundis et mardis de 9h30 à 12h30
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Petit retour en mots et en images (en images surtout) sur ce que fut mon Rhumfest Paris 2018.
J’ai été invitée par RCI Martinique (Radio Caraïbes International), première station radio des Antilles en audience, pour présenter mon site web et mon blog. Si tu n’as pas encore lu ce qu’est sugarcane-lane, là au moins, tu pourras l’entendre…
Cette année, pour la Fête de la Musique, j’ai eu envie de voir des vrais gens qui font de la musique et qui chantent en vrai.
Direction le Jardin du Quadrilatère de l’Hôpital Saint Louis pour un rassemblement de l’Atelier de Gros Ka — en créole se serait plutôt l’Atilié Gwoka.
4 comments
Encore un article brillant !
Moi qui suis un passionné de lecture, j’avoue ne pas avoir lu Aimé Césaire. Pourquoi, je ne saurai le dire ! Peut-être d’avoir trop entendu que ses écrits étaient difficiles à appréhender ! Peut-être me laisserais-je tenter un jour. Cet article m’a fait découvrir l’homme sous un jour nouveau !
Merci Cécilia
Bonjour !
En effet, lire Aimé Césaire n’est pas facile pour le non-initié :o). Sans l’aide de ma professeure de français, le Cahier d’un Retour au Pays Natal me serait tombé des mains !
Autant Aimé Césaire l’homme politique est accessible, notamment en tant que maire de Fort-de-France (il était très proche de ses administrés les plus démunis), autant l’écrivain est enfermé dans un carcan pour érudits. C’est dommage, car sa pensée est très forte.
Je crois qu’il faut commencer par le Cahier d’un Retour au Pays Natal. Je n’ai pas trouvé d’éditions commentées mais cet article devrait être un début.
A bientôt !
Cecilia L.
Passionnant. Excellent article. On y découvre la vie d’un homme ordinaire, bien qu’il fut extraordinaire. Le passage que tu décris sur la vie “effacée” de sa femme est très intéressant. Je ne savais pas qu’elle avait écrit des ouvrages. J’ai eu la chance de visiter la maison de Léopold Sédar Senghor, à Dakar, lors de mon voyage au Sénégal. La visite avait également été menée par un homme qui avait travaillé à ses côtés 🙂 Sa maison était, en revanche, beaucoup moins … sobre je dirai ! (haha) Merci pour ces découvertes très enrichissantes.
Hello !
En effet, ça a été intéressant de découvrir l’autre Aimé Césaire, désarmant de simplicité.
J’aimerais beaucoup aller au Sénégal pour visiter l’île de Gorée, mais maintenant que tu le dis aller à Dakar voir la maison de M. Senghor serait une très bonne idée.
Merci pour ton commentaire !
Cecilia L.