Faut-il croire que seul un miracle divin a pu transformer cet écorche-tripes infect et malodorant qu’est le tafia en un breuvage dont on exalte aujourd’hui la chaleur, les arômes et la subtilité ?
Ce blog encore jeune se veut laïc, mais je m’en voudrais de décevoir ceux pour qui une rencontre avec un petit verre de rhum confine au sacré. Disons que le divin ne se tenait pas bien loin : c’est grâce aux connaissances d’ecclésiastiques comme le Père Du Tertre et le Père Labat avec l’assistance de la fée distillation — ça, c’est mon côté fille qui prend le dessus — que la guildive ou tafia fut changée en rhum…
Des quelques moines français qui se sont employés à confectionner des alambics à géométries (très) variables pour distiller un alcool de canne à peu près acceptable, c’est le nom du Père Labat qui s’impose.
C’est le 29 janvier 1694 qu’il pose sa sandale de moine dominicain sur le sable de la baie de Saint-Pierre. Un drôle de bougre que ce Révérend Père Labat. Il flaire très tôt l’intérêt commercial d’une eau-de-vie de canne. De tous les talents qu’il exerçât au cours de ses dix années passées aux Antilles, la foi chrétienne et la miséricorde semblaient les moins à l’oeuvre. Architecte, chasseur, naturaliste, jardinier, médecin, entrepreneur, explorateur, ethnologue aux élans gargantuesques qui ne rechignait pas à la bagarre, c’est sur le domaine de Fonds-Saint-Jacques en Martinique, qu’il améliore la production du sucre et le processus de distillation, en bricolant un alambic en cuivre qu’il aurait fait venir des Charentes.
Il conçoit un système où l’alcool est chauffé par deux fois, d’où l’expression “alambic à repasse” pour évacuer les saveurs désagréables. C’est par le procédé du Père Labat que la Martinique entra dans l’ère du rhum.
C’est en hommage au Père Labat que la distillerie Poisson à Marie-Galante a nommé son rhum qu’elle produit depuis plus de 100 ans.
Pendant deux siècles, l’alambic du Père Labat fait autorité en matière de distillation modulo quelques améliorations par-ci par-là. Mais au 19ème siècle, il est détrôné par l’alambic à colonne : la distillation s’y fait en continu et non plus en deux temps, ce qui demande moins de manipulations.
D’ingénieux ingénieurs multiplient les systèmes : il y a la colonne créole à plateaux percée de trous, la colonne Savalle où la vapeur circule en zigzag, ou encore la colonne Barbet avec ses plateaux en cloche. Leur rendement est supérieur et ça tombe bien : la Martinique déborde d’une euphorie sucrière ; c’est la grande période des usines centrales à vapeur et du rhum de sucrerie ou rhum de mélasse.
Pour en savoir plus sur l’art savant de la distillerie, je t’invite à découvrir l’excellent dossier de Rumporter intitulé “Distillation : Colonne ou Alambic“.
Plus on produit de sucre, plus il y a de mélasse, plus il y a de rhum ! Des distilleries se mettent à pousser à l’ombre des sucreries. La Martinique en comptera plus d’une centaine. Si bien qu’à l’orée du 20ème siècle, l’île aux fleurs est le premier exportateur de rhum au monde, devant la Jamaïque pourtant dix fois plus grande et plus avancée dans les techniques de distillation !
Trois-mâts, goélettes, vapeurs se bousculent dans la rade de La Perle des Antilles pour repartir le ventre plein de fûts de rhum, cap sur le port de Bordeaux.
Mais voilà que l’effondrement des cours du sucre à la fin du 19ème met fin à ce prodigieux ballet commercial. Les sucreries ferment les unes après les autres : moins de sucre, moins de mélasse, moins de rhum…
Les distilleries sont réduites au silence, leurs engrenages grippés par la rouille. La canne ça eut payé…
À l’écart de la fièvre industrialo-sucrière qui s’est emparée de l’île depuis 1860, quelques habitations produisent leur propre rhum sans passer par la case sucrerie. Elles font directement fermenter le jus de la canne (le vesou) pour sortir de leurs alambics le “rhum z’habitant” généralement consommé localement et plus connu sous le nom de rhum agricole.
Bon sang, mais c’est bien sûr ! Les usines qui surnagent encore dans la débâcle sucrière se mettent au rhum agricole, et rachètent au passage les propriétés qui avaient sombré dans la faillite. La sucrerie de La Maugée devient l’Habitation Saint-Étienne, Henri Dormoy rachète et transforme en distillerie l’habitation-sucrerie La Favorite, Homère Clément reprend le domaine de l’Acajou…
Les affaires reprennent. Si en 1880, à la veille de la grande crise du sucre, la Martinique est déjà la première productrice mondiale avec quelques 80 000 hectolitres de rhum, en 1898, elle en produit 150 000. Pratiquement le double !
La machine à rhum est bel et bien lancée. Pourtant, le rhum de Martinique n’en est pas à ses plus hauts sommets et connaîtra encore bien des aventures. Car, vois-tu chère lectrice, cher lecteur, il se trouve que le malheur des uns, fait le business des autres.
Enfin, moi j’dis ça..
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