Du Rhum et des Poilus
Le rhum nous a-t-il sauvé de la guerre ?
S’agissant des Antilles, on a beaucoup écrit sur le rhum et la guerre, en particulier la Première Guerre Mondiale. Ces petites îles ont-elles aidé à grands renforts de canne à sucre “Maman la France” à bouter les Allemands hors de la Mère Patrie. En sont-elles ressorti grandies et plus prospères ?
Avec cet article, je m’en vais démêler le vrai du faux.
À l’avant comme à l’arrière, voici le rhum héros de guerre !
Oh le bel article de blog que je pressens ! Me voilà saisie d’une folle envie et d’un délire jubilatoire qui me poussent à coucher dans l’instant en lignes fiévreuses cette belle tranche d’histoire. Sans plus attendre, mes doigts enfiévrés courent sur le clavier…
Mais ce qui devait être écrit d’une traite, m’a coûté quelques semaines de recherches, de questions et pas mal de doutes. Bon sang, cet article, je l’ai accouché dans la douleur, car vois-tu chère lectrice, cher lecteur, il n’y a rien de moins limpide que l’histoire du rhum — surtout après quelques verres — et c’est en toute sobriété que je m’en vais t’aider à y voir plus clair.
Toutes les guerres apportent sang, larmes et destructions. Mais elles sont aussi la cause de grandes mutations économiques et sociales. Celle qui se voulait Der des Der mais qui ne fit qu’être la Première, ne déroge pas à la règle.
La Guerre 14-18 accoucha de la garçonne, manifestation un tantinet frivole et scandaleuse d’une émancipation féminine lentement à l’œuvre : les hommes partis au front, on découvre que les femmes sont aptes à remplir des tâches présumées viriles. Les “munitionnettes” participent à l’effort de guerre dans les usines d’armement souvent au péril de leur vie. Bon, de là à leur donner le droit de vote, faut pas abuser ; ça méritait bien une Seconde Guerre.
Les Etats-Unis se mettent à reluquer la place de Première Puissance Mondiale face à une vieille Europe éreintée qui voudrait se refaire une jeunesse en redessinant ses frontières.
Les ressortissants de la Martinique et de la Guadeloupe accèdent à un semblant d’égalité : gagner le droit de mourir pour la patrie, pour exister en citoyen à part entière. Mais ce n’est qu’en 1946 que les îles deviennent départements. Faut croire que la citoyenneté, ça s’paie… avec du sang et de la patience.
Alors que ses fils perdent tripes et boyaux dans l´enfer des Dardanelles pour “Maman la France”, victimes autant de la dysenterie et du paludisme que des baïonnettes ennemies, la Martinique rend service à la Nation à grands renforts de fûts de rhum. La preuve en est qu’en ces sombres heures de l’histoire de France, les exportations de rhum ne se sont jamais mieux portées.
En plus de servir au réconfort des troupes, le rhum est utilisé à l’arrière pour soigner les blessés et entre aussi dans la composition des poudres explosives. Il se révèle même la seule arme contre la grippe espagnole, fléau dont on dit qu’il fut plus redoutable encore que la Grande Guerre elle-même.
Adoubé par l’énergique Maréchal Foch lui-même, qui marque l’Histoire de sa petite phrase — “Le rhum aussi a eu sa part dans l’action”— voici le rhum paré d’à peu près toutes les vertus, sauf peut-être celle de soigner les hommes de leur folie. Ça, c’était pour mon petit quart d’heure de philosophie…
Lorsque les grandes nations européennes décident de gâcher ce qui restait de l’été en se déclarant mutuellement la guerre en ce mois d’août 1914, le commerce du rhum tient une forme olympique et le petit verre d’eau-de-vie des colonies est coutumier des zincs des cafés français.
Échaudés par l’effondrement des prix du sucre de la fin du 19ème, les planteurs martiniquais s’étaient repliés vers le rhum. Avec la reprise des affaires, l’activité des distilleries avait atteint un niveau tel qu’on allait jusqu’à importer de la mélasse des îles voisines pour la transformer en rhum !
C’est également à cette période que mildiou et phylloxéra s’entendent pour ravager les vignobles français. La panade des vignerons ouvre plus grand encore la voie aux importations de rhums des colonies. La Martinique galope en tête des exportations. Pour affiner ton savoir, je t’invite à lire cet article absolument passionnant qui te fera le plus grand bien. Je sais, ne me remercie pas.
La guerre déclarée, les forces allemandes ne tardent pas à investir les plaines fertiles du nord de la France, plein pot dans les champs de betteraves qui au demeurant n’avaient pas vocation à se muer en champs de bataille. Les futures récoltes de sucre périssent au champ d’honneur, victimes collatérales du conflit armé.
Dès le mois septembre, l’injonction de la France à ses colonies est claire : va falloir nous fabriquer du sucre mes p’tits canards, histoire de compenser pour tous ces champs de betteraves ravagés par les Boches. Inutile de produire du rhum, ça ne vaudra rien. En temps de guerre, l’humeur n’est pas au petit punch. Ça peut s’comprendre…
Mais du côté de la Martinique, les planteurs se grattent la tête. Du sucre oui, mais en fait… non. On voudrait bien, mais on peut point…
C’est qu’il est trop tard pour fabriquer du sucre en 1914 : la canne récoltée depuis juin est déjà broyée, distillée, en marche vers sa destinée rhumière, pas sucrière. Pire : le sort des cannes à récolter en 1915, à peine sorties de terre est déjà scellé : vous serez du rhum mes filles ! Car les commandes sont déjà passées et les engagements pris avec les acheteurs.
Face au dilemme, l’État s’engage à acheter aux planteurs et usiniers la moitié de leur production de rhum, pour qu’ils ne courent pas à la ruine. Le prix négocié est en deçà du marché, mais bon, c’est bien assez en attendant des jours meilleurs.
Au début du conflit, on est persuadé que la guerre sera finie, pliée, terminée en peu de temps avec les bonnes vieilles méthodes offensives : quelques charges de cavalerie suivies d’une attaque de l’infanterie en ordre serré, et tout le monde rentrerait à la maison, si possible vainqueur, puisqu’après tout, c’est le but de la manœuvre.
Au lieu de cela, les hostilités s’enlisent et s’étirent dans un conflit d’un nouveau genre : la guerre de position et de tranchées. Tout comme on remontait le moral des marins à grandes lampées de rhum, on motive les soldats à grandes rasades d’alcool et, à partir de 1916, on double les rations.
Même avec un sens aigu de la patrie consciencieusement chauffé à blanc par les maîtres d’école et le commandement, difficile de taire son instinct de conservation pour se lancer à l’assaut de baïonnettes, sans préparation ou presque, au nom d’une guerre à laquelle on n’entend pas grand-chose, si ce n’est que l’affreux d’en face se rue “jusque dans vos bras pour égorger vos fils et vos compagnes”. Donné juste avant l’assaut, le rhum insuffle une dose d’inconscience que l’on se plaira à assimiler à du courage. Gageons que l’ennemi devait quant à lui booster son patriotisme au schnaps…
En avril 1918 survient l’épidémie de grippe espagnole. Particulièrement virulente, elle accomplit son travail de Grande Faucheuse avec zèle jusqu’en 1919. Le rhum est en bonne place dans l’arsenal de la pharmacopée anti-grippale. À l’époque les traitements thérapeutiques sont rudimentaires : aspirine, quinine et grog. De fait, la demande de rhum grimpe à la fois chez les civils et dans les armées où la promiscuité des tranchées est un terreau rêvé pour le virus.
Déjà pour s’assurer que leur rhum n’était pas coupé, marins et pirates le contrôlaient en y ajoutant de la poudre à canon et en y mettant le feu. Si la poudre s’enflammait, ils étaient sûrs d’avoir leurs 50 degrés : d’où l’expression rhum “proof”. Si elle explosait le rhum était “over proof” et devait titrer au moins à un respectable 57%.
Surtout, n’allez pas jouer au pirate à la maison. Demandez à un barman certifié en pyrotechnie ou contentez-vous de faire des crêpes Suzette.
L’alcool servait à la fabrication d’explosifs, mais croire que des fûts de rhum étaient directement acheminés vers les usines d’armement, c’est prendre un raccourci bien naïf : le rhum n’a pas servi à la production d’explosifs.
Pour fabriquer de la poudre noire, il faut de l’alcool rectifié qui titre à 90° au moins — ce n’est pas la même came. D’ordinaire, c’est l’alcool de grain qu’on utilise, mais avec la pénurie céréalière, la mélasse des Antilles apparaît comme l’alternative. Il se trouve que là aussi planteurs et distillateurs, répondent par un “oui mais” qui finalement sera un “non” : bien trop compliqué et trop cher à transporter la mélasse…
Non contente de ne pas suivre la consigne de l’État qui est de produire du sucre, la Martinique augmente sa production de rhum qu’elle continue de refourguer pour moitié à la métropole.
Si en 1914, l’île produit 40 000 tonnes de sucre, en 1918, elle n’en produit plus que 20 000. Tandis que la production de rhum, elle, fait un bond de prés de 75%. Comment en est-on arrivé là ? Acte de rébellion des planteurs ou chef d’œuvre de la négociation commerciale ?
En tant que denrée de première nécessité, le sucre fait l’objet de réquisitions par l’État et est lourdement taxé. Pas bon pour les marges se disent les planteurs, et puis c’est pas comme ça qu’on pourra assurer des salaires acceptables à nos coupeurs et amarreuses, s’écrient-ils en chœur, saisis d’un sens social tout neuf. C’est que quelques années auparavant, la Martinique et la Guadeloupe avaient été secouées de grèves violemment réprimées. Missié Michel s’en souvient encore…
La grève de février 1900 a inspiré une biguine devenue un classique du vieux répertoire antillais. D’abord chanté par la légendaire Leona Gabriel, chanteuse de biguine de l’entre-deux guerres, “La Grève Barré Mwen” est reprise ici par Kali.
On touche là une corde sensible : maintenir la paix sociale en temps de guerre est essentiel. L’économie de l’île ne doit pas cesser de tourner : il faut produire, vendre et verser des salaires.
Il faut assurer dans l’île un niveau de vie juste suffisant pour ne pas échauffer les esprits, maintenir localement le prix du rhum — qui aux Antilles est classé denrée de première nécessité, oui monsieur — à un niveau raisonnable. Si bien que le rhum affiche trois grilles de tarifs : pour la réquisition, le marché local et les exportations hors métropole qui rapportent des dollars, car c’est auprès des États-Unis que l’on se fournit en matériel pour les usines et en denrées alimentaires de base comme l’huile ou la viande salée. Et oui, l’île n’est pas auto-suffisante en dépit de son climat luxuriant. Ce sont les vertus de la monoculture…
Remettons les choses en perspective : en ce temps-là, la Martinique vit par et pour la canne. Et en ces temps de guerre où le sucre ne rapporte pas suffisamment, le rhum apparaît comme la meilleure carte à jouer. Avant l’intérêt supérieur de la patrie, se joue l’intérêt supérieur de l’île. Par exemple, la taxe à la consommation de rhum représente 30% des recettes du Conseil Général de l’époque : en gros, si le quidam de base n’a pas les moyens de se payer sa roquille de rhum, ce sont les instituteurs qui trinquent car ils ne seront pas payés. Ironique quand on imagine qu’ils devaient abreuver leurs chers élèves de leçons sur les vertus de la tempérance…
En 1914, planteurs et distillateurs sont dans l’incapacité de répondre à l’injonction de l’État de produire plus de sucre: leurs carnets sont déjà noircis de commandes de rhum qu’ils se sont engagés à honorer.
Pour autant, ils ne se mettent pas à produire du sucre les saisons suivantes, au contraire : de 80 distilleries en 1914 on passe à 117 en 1919 et la production de sucre est divisée par 2… Y aurait pas entourloupe ?
Le rhum est tellement plus rentable que le sucre que les usines se mettent à importer encore plus de mélasses des îles voisines pour la distiller sur place. Fabriquer du rhum sans avoir même à planter et couper la canne, ni même à produire du sucre, c’est l’équation rêvée. N’en déplaise aux thuriféraires du rhum agricole, à cette époque-là, c’est le rhum de mélasse — qu’on appelle tafia pour le distinguer du rhum agricole — qui s’impose. Si bien que l’État en vient à interdire l’importation de mélasses étrangères en 1917 et 1918 pour calmer les ardeurs des industriels rhumiers.
Dès 1918, l’État passe les premières lois de contingentement qui limiteront les exportations de rhum des colonies, encore en vigueur aujourd’hui.
Notre article vous plaît ? Partagez-le !
4 comments
What’s up, I read your blog regularly. Your writing style is witty, keep it up!
Oh, thank you so much ! This is so encouraging for me. I hope to continuously improve to propose a blog that is both entertaining and a source of knowledge.
Cecilia L.
sully Cally bon travaille de recherche, mais peut être il manque un élément en ce qui concerne le paiement des factures qui pour certains prennent la direction de la Suisse selon mon grand père qui plantait de la canne à cette époque
Bonjour,
Merci beaucoup pour votre commentaire ! Je ne connaissais pas cet aspect. J’aimerais beaucoup en savoir plus. J’aimerais beaucoup en discuter avec vous.
Cecilia L.